Pour des outils adaptés aux troubles psychiques, à mettre en place dès les études supérieures et dans le monde de l’entreprise : entretien croisé avec Philippa Motte, consultante sur le handicap psychique et la santé mentale au travail, et Eloïse Brault, psychologue et responsable de la cellule santé de l’INSA Rennes.
Depuis plusieurs années nous constatons que les entreprises se mettent en ordre de bataille concernant les troubles psychiques. Sujet lourd de tabous et de représentations, quelles pratiques mettre en place dans les entreprises et les établissements du supérieur pour accompagner les personnes souffrant de ces troubles ?
Les troubles psychiques qu’est-ce que c’est ?
Philippa Motte : Quand on parle de trouble psychique, sans être exhaustif, on parle de dépression, de troubles du comportement alimentaire, de troubles anxieux, des troubles qui peuvent toucher de façon plus ou moins sévère plus d’une personne sur quatre. Certains, comme les troubles bipolaires ou la schizophrénie, se déclenchent particulièrement à l’âge de jeune adulte.
Pourquoi en parle-t-on aujourd’hui plus qu’avant ?
Philippa Motte : En France il y a une chose qui a permis de faire émerger ce sujet, c’est la loi du 11 février 2005. Elle a donné une définition du handicap et a intégré le mot « psychique ». Auparavant le handicap psychique était traité conjointement avec le handicap mental. Avec cette reconnaissance nous avons un cadre pour parler de ce sujet, il est important de faire de la prévention et de l’aborder car il est encore très récent de considérer que ces troubles ne sont pas uniquement du ressort de la psychiatrie et qu’il y a quelque chose à faire sur le plan de la réinsertion sociale et professionnelle, pour contribuer au rétablissement des personnes.
Le loi induit donc une différence entre mental et psychique ?
Philippa Motte : Le handicap mental est caractérisé par une forme de déficience intellectuelle et est souvent présent dès la naissance. En ce qui concerne les troubles psychiques, il n’y a pas originellement de déficience intellectuelle et ils surviennent au cours de la vie, souvent entre 15 et 25 ans. Ces troubles peuvent porter atteinte à certaines fonctions cognitives comme la mémoire, la concentration, le sens de l’organisation, c’est cela qui impacte le parcours universitaire et professionnel.
Autre distinguo, là où le handicap mental est marqué par une forme de stabilité, le handicap psychique est marqué par la variabilité. Ce sont des troubles qui se manifestent par crise, et tout l’enjeu du soin et de l’accompagnement est d’obtenir une stabilisation.
Ces troubles se déclarent à l’âge où l’on décide de son orientation ou lorsqu’on est en études supérieures, y a-t-il quelque chose que l’école puisse faire ?
Eloïse Brault : Le handicap psychique se déclenchant à l’âge où l’on est étudiant, là où l’école à un rôle à jouer c’est dans la prévention et l’accompagnement pendant et après la rupture.
La prévention, qu’est-ce que c’est ?
Eloïse Brault : La prévention, c’est d’abord l’information. A l’INSA de Rennes nous avons mis en place un espace au sein du campus : l’espace « santé prévention handicap » composé d’une infirmière à plein temps, une psychologue, et un secrétariat. En début d’année nous faisons une campagne d’information auprès des premières années et des enseignants pour expliquer ce qu’on y fait. On met aussi en place tous les ans une conférence santé pour les étudiants autour des thématiques du sommeil, du stress, de la fête.
Le deuxième point au niveau de la prévention c’est l’observation, et ça se fait au niveau des équipes pédagogiques. Ce sont les enseignants qui sont en contact quotidien avec les élèves. Ils sont en petits groupes, ils connaissent bien leurs élèves, ce sont les premiers à voir qu’un élève s’absente, change de comportement, ne va pas à ses examens, etc. Avec ces observations, les enseignants nous contactent, et on essaie de mettre en place un contact particulier avec les étudiants, si les enseignants ont ce premier contact, ils conseillent les étudiants de venir nous voir, nous pouvons aussi nous-mêmes prendre contact.
Philippa Motte : Il est primordial de savoir reconnaitre les signaux d’alerte.
Quels sont-ils ?
Philippa Motte : Les troubles psychiques peuvent porter atteinte à la capacité de travail, la concentration, la mémorisation, il peut aussi y avoir une plus grande fatigabilité. Il y a un avant et un après. Il y a des phénomènes de repli sur soi, d’isolement, d’irritabilité, qui s’amplifient. Un élément à avoir en tête, qui peut être intéressant pour entamer un dialogue, c’est qu’en parallèle du psychisme, le corps parle : il y a des troubles somatiques, comme des troubles du sommeil. Il peut y avoir des troubles de l’alimentation, des douleurs musculaires, des douleurs de dos. Toutes ces manifestations doivent être identifiées et prises en compte le plus en amont possible. Souvent on identifie les choses, mais on se demande comment en parler, pourquoi, est-ce que c’est bien mon rôle ? Donc quand on identifie des difficultés, il faut entamer un dialogue.
Eloise Brault : Effectivement, ce qui importe c’est le dialogue et le travail de collaboration. L’espace santé ne peut pas travailler auprès des étudiants sans les enseignants. Et les enseignants ont besoin aussi d’avoir un lieu et une équipe pour pouvoir s’appuyer.
Philippa Motte : De même en entreprise, si la personne refuse la prise en charge, il est possible de s’appuyer sur des équipes pluridisciplinaires de santé. Il y a les services de santé, les services sociaux, les RH, les représentants du personnel, la mission handicap, surtout dans les grosses entreprises. La pluridisciplinarité est fondamentale, et souvent ce sont les accompagnements qui fonctionnent.
Les ruptures de parcours existent aussi dans le milieu professionnel, finalement, ce sont les mêmes « bonnes pratiques » qu’il faut mettre en place pour une réinsertion professionnelle réussie ?
Philippa Motte : il y a beaucoup de similitudes entre ce qu’il faut faire dans les entreprises et ce qu’il faut faire dans le cadre universitaire. On a le sentiment, dans le cadre de l’université, qu’il y a beaucoup plus de flexibilité, peut-être plus de tolérance. Dans le cadre de l’entreprise, il y a souvent beaucoup de protestation, beaucoup d’objections qui sont données aux bonnes pratiques qu’on essaie de conseiller.
La prévention va donc de pair avec l’accompagnement. Avez-vous des conseils concernant les reprises après des ruptures de parcours ?
Eloïse Brault : La rupture induit des absences : un an, deux mois, ça dépend des pathologies de l’étudiant. Quand il y a une rupture, on garde le contact avec l’étudiant, les enseignants comme l’équipe médicale, pour préparer son retour, notamment au niveau des aménagements nécessaires. Quand l’équipe médicale qui suit l’étudiant nous dit que ce serait bien qu’il reprenne progressivement son cursus, on commence à envoyer les cours, à le mettre en lien avec des étudiants de sa classe. Ils peuvent avoir des soutiens pédagogiques en fonction de leurs difficultés, des preneurs de note, des tutorats avec des pairs ou des enseignants, …
On travaille aussi sur la notion de temps : on peut mettre en place des autorisations d’absence car on sait que le matin c’est compliqué lorsque les traitements sont lourds. Il y aussi les aménagements de temps d’examen, comme le tiers temps ou des salles isolées quand il y a des problèmes d’angoisse importante, de phobie.
En fait, les aménagements quels qu’ils soient, sont faits au cas par cas, en fonction de chaque étudiant.
Philippa Motte : Dans les entreprises, quand il y a rupture, garder le contact est plus compliqué mais tout aussi important. Il y a le secret médical, le fait que nous ne sommes pas habilités à contacter le salarié quand il n’est pas là, mais tout de même. Il y a les assistantes sociales qui peuvent jouer un rôle important.
Parfois une reconversion professionnelle, comme une réorientation dans une autre école pour les étudiants, doit être envisagée. Finalement, des acteurs il y en a, des outils aussi.
Au niveau des troubles psychiques, il y a la personne, une prise de conscience, une capacité à exprimer ses besoins, à décrire l’impact de ses troubles sur sa vie professionnelle, et la nécessité de faire évoluer les représentations, d’apprendre à en parler, de ne pas tout confondre pour pouvoir mettre en place des solutions constructives.